reading Entre Rhin et Danube, by Paul Morand
« C’est une région extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre delta, pas même à celui du Nil, célébré par Lawrence Durrell. Elle est immense et sans âge ; une province française y tiendrait facilement ; les pêcheurs, qu’on aperçoit parfois dans des barques couleurs de caïques, ont l’air d’amphibies sortis de la préhistoire. Y habitent-ils seulement ? On peut en douter, car où est le sol, où est même l’eau ? Ni les échasses ni le flotteur d’un hydravion n’y trouveraient appui. Sur des miliers d’hectares, à perte de vue, ce ne sont que des roseaux infestés de sangsue, à plumets violets ou bruns, que le vent fait plier dans un bruit de taffetas.Tout sent la carpe, tout sent la fiente d’oiseau ; empire paludéen grouillant de nageoires, frémissant d’ailes : avides cormorans, aigrettes d’Égypte, canards de Scandinavie, cygnes de Sibérie, venus là pour vivre à l’abri de l’homme. Mais l’homme a appris à en tirer profit. Ce gigantesque marécage, cette « balta », contient tout un peuple lacustre : réfugiés cachés dans l’eau, comme autrefois les Vénètes fuyant l’invasion des Goths, insoumis craignant la conscription, « skoptzi » russes protégeant leur foi contre l’évangile remanié de Moscou, tziganes campés depuis le XVIIème siècle ; ils passent dans leurs barques noires qui rappellent les gondoles. »
Extrait de la lecture Le Danube, Paul Morand, 1972, dans “Entre Rhin et Danube”, p.156, éditions Nicolas Chaudun, 2011.